Principe pollueur payeur et license to kill
En juillet 2015, une commission sénatoriale a chiffré le coût de la pollution aérienne à 101 milliards d'euros pour la France pour les seules pollutions à l'ozone et aux particules fines. Cette vision qui consiste à chiffrer les dégâts environnementaux est liée à un des pricipes de notre droit environnemental : le principe pollueur-payeur.
Un principe pas si simple
Le principe "Qui casse, paie".
Au départ, le principe pollueur-payeur peut sembler évident : si je détériore l'environnement, je répare ou du moins je paie pour remettre l'environnement dans un état correct. En France, ce principe est d'ailleurs apparu aux yeux du grand public suite à la marée noire causée par le pétrolier Erika. Le 12 décembre 1999, ce pétrolier affrété par Total se brise dans une tempête et déverse 10 000 tonnes de fioul lourd sur les côtes atlantiques françaises engluant les plages et tuant par milliers oiseaux et animaux de l'estran. Population et associations ont donc nettoyé les côtes. La commune de Mesquer en Loire-Atlantique a porté plainte contre Total et sa plainte a fini par aboutir en décembre 2008 quand la cour de cassation a condamné Total à rembourser les frais engagés par la commune et ses habitants pour faire face à cette marée noire. Par cet arrêt, la cour de cassation enterrinait deux principes évidents moralement mais absolument pas en droit. Premier principe : en cas de marée noire, celui qui possède la cargaison et celui qui affrète le navire sont responsables alors qu'avant c'était souvent le seul capitaine du bateau ou au mieux l'armateur. Deuxième principe : celui qui pollue, paie les réparations de sa pollution. Cette application du principe pollueur payeur est tout à fait positive et légitime mais ce n'est pas du tout le sens premier de ce principe : c'est une extension de ce principe polleur payeur suite à une pollution majeure pour réparer les dégâts.
Pollueur-payeur : un principe économique de "vérité des prix"
A l'origine, le principe pollueur-payeur n'est pas fait pour réparer un accident environnemental. Il a été pensé dès les années 1920 par Arthur Cecil Pigou, un économiste libéral, qui réfléchissait sur le prix de revient d'un produit. La fabrication d'un produit a un coût direct pour l'entreprise (matériau, main d'oeuvre, énergie...) mais aussi un coût indirect sous forme de pollution générée par cette fabrication. Or ce coût indirect n'est pas pris en charge par l'entreprise : on parle alors d'externalités négatives de cette production. Pour Pigou, il faut que le prix d'un produit intègre tous ses coûts y compris les externalités négatives pour maintenir la "vérité des prix" et la "concurrence non faussée" chères aux libéraux. Si un produit est fait de manière responsable, avec un processus non polluant, il reviendra plus cher qu'un produit identique fait sans précaution environnementale. Pour que les prix soient vrais et la concurrence juste entre les deux produits, il faut donc faire payer au deuxième producteur le prix de la pollution qu'il a causée en faisant son produit. C'est le principe pollueur-payeur. Il ne vient donc pas d'un écologiste illuminé, d'un quelconque khmer vert mais d'un économiste libéral classique qui ne parle pas d'environnement mais de "vérité des prix" et de "concurrence non faussée".
Pollueur-payeur et gestion de l'eau.
Ce principe pollueur-payeur s'est développé en France en 1964 à propos de la gestion de l'eau. L'idée est la suivante : tous ceux qui utilisent de l'eau l'altèrent et la polluent. Il est donc normal qu'ils contribuent à sa dépollution en fonction de la quantité d'eau altérée c'est-à-dire consommée. Ainsi une redevance sur l'eau est appliquée à chaque mètre cube d'eau consommée. Cette redevance collectée par les distributeurs d'eau sert ensuite à financer les agences de l'eau qui vont gérer la ressource : analyse et étude des pollutions, actions de limitation à la source des pollutions, épuration et assainissement. Cette redevance sur l'eau reprend bien la logique pigouvienne de vérité des prix. Le vrai prix d'une eau potable est celui du petit cycle de l'eau : captage, analyses et potabilisation, distribution, consommation, puis assainissement et épuration avant un retour à la nature dans un état proche de l'initial.
D'un principe économique à un principe juridique.
L'étape suivante a été de passer d'un principe économique (le vrai prix d'un produit) à un principe juridique général. Cela s'est fait au niveau européen en 1987 et dans le droit français en 1995 : «Toute personne doit contribuer à la réparation des dommages qu’elle cause à l’environnement», selon la Charte française de l'Environnement. En 2008, inspirée par l'Erika, la loi LRE met en place la responsabilité environnementale : le principe pollueur-payeur doit s'appliquer pour la réparation des dégâts causés à la nature par un site industriel. L'évolution est nette en principe : on n'est plus dans la prévention et la construction d'un prix vrai mais dans la réparation de dommages écologiques. En même temps cette même loi indique : "les exploitants pourront invoquer le risque de développement pour échapper à la charge financière de la réparation". Autrement dit si la réparation écologique peut nuire au développement de l'entreprise, celle-ci n'y est plus soumise. On voit donc que la mise en place du principe pollueur-payeur est problématique dans un système économique généralement négatif en terme d'environnement.
Et si on l'appliquait à l'agriculture?
Reste que ce principe pourrait être diablement efficace s'il était appliqué ne serait-ce que dans le domaine agricole. Imaginons simplement qu'on l'applique le principe de "vérité des prix" à l'agriculture. La pollution de l'agriculture conventionnelle ou chimique et les différentes conséquences sanitaires qu'elle génère devraient être intégrées dans le prix de ses produits. Les différents dommages causés par l'agriculture intensive bretonne sont un excellent exemple d'"externalités négatives" de l'agriculture conventionnelle : destruction des paysages, des sols, des rivières, du littoral, détérioration du mode de vie des populations, atteintes aux autres activités économiques (tourisme et aquaculture), surcoût à la communauté pour le traitement des eaux, l'évacuation et le traitement des algues, le soutien aux autres activités économiques impactées... Si l'on appliquait le principe Pollueur Payeur à l'agriculture bretonne, on verrait alors sa véritable rentabilité... Si les coûts environnementaux de l'agriculture étaient intégrés au prix des produits, on verrait alors la véritable différence de coût entre produits biologiques et produits conventionnels. Toutefois dans le domaine agricole, le principe pollueur-payeur ne s'applique pas et on pourrait même dire que plus une agriculture est polluante ou négative en terme d'environnement, plus elle est subventionnée. La maïsiculture irriguée par exemple reçoit plus de subventions que la maïsiculture sans irrigation, une ferme-usine reçoit à nombre égal d'emplois plus de subvention qu'un élevage classique, ...
Que l'on considère le principe pollueur payeur comme une règle économique de calcul des prix ou comme un principe juridique général, on voit que ce principe pourrait transformer notre société même s'il pose aussi quelques problèmes.
Les limites du principe pollueur-Payeur
Ce principe pollueur payeur présente quelques limites que ce soit dans son application ou dans ses principes-mêmes.
Que doit payer le pollueur?
La première limite est la difficulté qu'il existe à chiffrer le coût des pollutions et dommages environnementaux. Le rapport de la commission sénatoriale sur la pollution aérienne le montre. Jusqu'où va-t-on dans les conséquences? Les sénateurs ont par exemple considéré les effets sanitaires et économiques (dépenses de santé, mortalité, perte de production) ainsi que les coûts non sanitaires : dégradation des bâtiments, baisse des rendements agricoles, perte de biodiversité, coût de la taxation et de la réglementation ou encore coût des politiques de prévention. A l'inverse de ces conséquences qui se veulent exhaustives, ils ont choisi de ne considérer que deux polluants atmosphériques seulement : ozone et particules fines. On voit donc combien le chiffrage de cette pollution est complexe or il est la base du principe pollueur payeur. Il reste en plus des questions importantes où le chiffrage rencontre l'éthique : quel prix ont-ils donné à la surmortalité c'est-à-dire aux vies humaines perdues par cette pollution? comment les ont-ils évaluées? Autre question si l'on regarde cette photographie célèbre de la pollution aérienne de Pékin : comment chiffre-t-on la perte de qualité de vie d'une population comme celle-ci forcée à ne voir le soleil que sur écran? Le chiffrage du dommage environnemental est donc souvent compliqué sauf en cas de pollution ponctuelle et localisée.
Est-ce toujours le bon payeur?
La deuxième limite du principe pollueur payeur est souvent dans le payeur, c'est-à-dire dans le fait de faire porter le coût de la pollution au véritable responsable de celle-ci. Si l'on revient à la redevance sur l'eau qui doit permettre d'avoir une eau propre en finançant les agences de l'eau, nous avons vu que la redevance s'applique sur chaque mètre cube consommé, c'est-à-dire acheté à un distributeur. Toutefois il n'y a pas que le consommateur qui pollue l'eau. Les chiffres de l'IFEN (Institut français de l'environnement) publiés par la revue « Que Choisir » montrent que les agriculteurs conventionnels sont responsables de 90 % des rejets des pesticides et de 74 % des rejets de nitrates, et qu'ils ne paient que 1 % de la redevance sur l'eau. Ils consomment peu d'eau auprès des distributeurs, l'essentiel étant en pompage direct, mais arrosent leurs champs de pesticides et d'engrais qui vont dans les rivières et nappes phréatiques. Il faut ensuite dépolluer cette eau avant de la consommer.
La taxe Eco-emballage est un autre exemple de l'ambiguïté du payeur. Elle vise à faire payer par les industriels le coût du recyclage des emballages de leurs produits. En réalité cette taxe est répercutée sur le prix du produit. Dans la logique pollueur payeur cela signifie que c'est le client qui est responsable de cette pollution. Ce qui n'est pas nécessairement vrai sauf dans le cas de deux produits équivalents, l'un avec et l'autre sans emballage. C'est en effet l'industriel qui choisit de mettre un emballage et non le client. Bien sûr cette taxe est positive car elle contribue à réduire le poids plus que problématique des emballages dans nos poubelles mais elle interroge aussi le principe pollueur payeur sur lequel elle repose.
La psychologie du pollueur.
Le principe pollueur payeur repose sur des principes à la fois désespérants et trop optimistes. Le principe désespérant est son fondement même. S'il faut faire payer l'acteur économique, c'est que pour lui sécurité et environnement n'ont pas d'importance et sont subalternes et inférieurs aux gains financiers. Pour eux, le choix entre sécurité, environnement et argent ne se pose même pas : l'argent prime. Le principe pollueur payeur permet de déplacer le choix de l'acteur économique entre l’argent économisé sur la sécurité et l'environnement et l’argent à débourser en cas d’accident (dépollution, amendes, dommages et intérêts, chute des cours boursiers, déficit d’image…). Si l'on reprend l'exemple de l'Erika vu plus haut, le choix de Total a été de prendre un vieux bateau, un pavillon de complaisance pour des normes plus souples et un équipage à bas coût pour économiser de l'argent quitte à courrir le risque d'un accident et d'une marée noire. Avec le principe pollueur payeur appliqué, Total aurait eu une autre alternative économique : d'un côté, économie sur la sécurité mais remboursement d'une marée noire ; de l'autre, sécurité renforcée mais pas de marée noire à rembourser. Voila le côté désespérant du principe pollueur payeur, il est rendu nécessaire par des acteurs économiques qui ignorent l'enjeu environnemental dans leurs décisions tant qu'il n'est pas rendu sonnant et trébuchant.
La psychologie du décideur.
Le principe pollueur payeur a un autre défaut en matière de psychologie. Il repose sur ce que l'on appelle le principe de rationnalité des agents économiques. C'est un des principes fondamentaux du libéralisme qui veut qu'un décideur économique soit rationnel c'est-à-dire face des choix raisonnables, guidés par sa raison et non par une pulsion. Dans la théorie libérale, cet individu rationnel fait donc le bon choix pour lui et pour tous et n'a donc pas besoin de barrière ou de lois posées par la collectivité. Cette théorie est à remettre en cause sur deux aspects.
Le premier, nous venons de le voir, est que le choix de l'acteur économique n'intègre ni la sécurité, ni l'environnement et n'a donc aucune visée collective mais seulement celle de l'intérêt personnel. Toute personne a qui l'on dirait : "Tu vas t'enrichir et ta société aussi mais tu vas ravager le littoral atlantique avec une marée noire", ferait un autre choix que ceux des dirigeants de Total avec l'Erika.
Le deuxième aspect critiquable est de considérer que les choix des agents économiques sont rationnels. Robert Shiller a reçu le "prix Nobel d'économie" en 2013 pour avoir montré qu'au contraire toutes les actions humaines sont le plus souvent prises par excès d'optimisme, excès d'optimisme qui pousse à nier le risque d'un choix pour n'en voir que le profit. Ainsi un militaire ne déclare pas une guerre en pensant qu'il peut la perdre mais qu'il va la gagner, un voleur ne vole pas en pensant qu'il va se faire prendre mais en pensant à l'argent qu'il va récupérer, un patron de Total n'affrète pas un pétrolier pourri en pensant à la marée noire mais aux économies que ce choix va lui permettre de réaliser.
Cette non rationalité des décideurs est l'écueil du principe pollueur payeur qui fait qu'il ne peut empêcher les prises de risques écologiques par des acteurs économiques qui n'intègrent dans leur choix ni l'environnement, ni même le risque.
Principe pollueur payeur et "license to kill".
Le principe pollueur payeur a engendré des évolutions qui sont plus des droits à polluer voire des permis de tuer comme dirait 007. La première sont les droits d'émissions de carbone. Ils ont été pensés au départ pour donner un prix aux émissions de carbone et intégrer cette pollution cause du changement climatique dans les décisions économiques. Les acteurs économiques ou les pays ont un droit d'émettre une certaine quantité de CO2. S'ils en émettent moins, ils peuvent revendre ce qu'ils n'ont pas utilisé à d'autres qui émettent plus que leur quota. Ce système a pour but de limiter les émissions sans mesure normative. En finale, il revient quand même à s'acheter le droit de polluer plus. Ainsi le principe pollueur payeur peut conduire à légitimer la pollution à condition qu'elle soit payée : la pollution payée n'est plus une pollution et les Pékinois de la photo n'ont aucun problème respiratoire puisque cette pollution a été payée.
On voit la même évolution dans le cas des dommages environnementaux liés aux GPII (grands projets inutiles et imposés) comme l'aéroport de Notre-Dame des Landes, le barrage de Sivens ou autres. Ces projets s'implantent dans des zones où se trouvent des sites écologiques remarquables, principalement des zones humides. Pour être acceptés, ces projets doivent prévoir de recréer ailleurs l'espace naturel qu'ils vont détruire. Sans parler de l'abérration consistant à reconstruire un espace naturel, on retrouve la dérive du principe pollueur payeur mais en amont : là le législateur autorise un dommage écologique à venir et certain en échange d'un illusoire dédommagement. Dans ce dernier cas on arrive à une véritable license to kill : le principe pollueur payeur est détourné pour devenir une autorisation à détruire l'environnement. Il devient un principe payeur pollueur.
Le principe pollueur payeur a donc beaucoup migré depuis son idée originelle d'intégrer le coût environnemental d'un objet dans son prix. Ce principe originel pourrait être très intéressant en matière agricole par exemple pour comparer véritablement les prix des agricultures conventionnelle et biologique.
Ce principe a ensuite été étendu comme un principe général qui veut qu'une pollution soit assumée par le pollueur. Il permet de financer les réparations des pollutions quotidiennes ou exceptionnelles mais le chiffrage des dommages et la réparation par le responsable réel sont souvent difficiles. Il ne permet pas d'empêcher les pollutions par une quelconque vertu pédagogique car le risque environnemental n'est pas pris en compte par les acteurs économiques.
Enfin il subit une véritable dérive dans des permis à polluer ou à détruire l'environnement dans le cadre des droits d'émission carbone ou plus encore des GPII. Dans ces cas-là, il semble un même un arrangement tacite et honteux entre législateur et acteurs économiques pour enfreindre les lois environnementales. Il n'est plus alors le principe pollueur payeur mais payeur pollueur qui permet d'acheter a priori un droit à polluer ou à détruire.
Juillet 2015