Champs de bataille 1 : Mourir à Sivens.
La mort de Rémi Fraisse le 25 octobre 2014 a révélé au grand public l'affrontement se déroulant dans le Tarn, près de Gaillac, au sujet d'un projet de barrage sur la rivière le Tescou. Ce projet datant d'une vingtaine d'années voulait créer un barrage et une immense retenue d'eau dans la vallée de Testet. Quels sont les véritables enjeux de ce barrage pour qu'il ait pu entraîner la mort d'un jeune homme?
Un Projet contesté
Un barrage contestable
La maïsiculture coeur du problème
C’est une plante qui est peu utilisée pour l’alimentation humaine (seulement 10% de la production). 70% du maïs sert à l'alimentation animale et 20% pour des usages industriels comme l'amidon non alimentaire et l'éthanol. Son usage principal est l’engraissage des bêtes en élevage intensif, un modèle d’élevage lui aussi problématique et dans lequel on peut le remplacer par d’autres plantes. Sa seule utilisation légitime est l’élevage extensif des volailles où il peut facilement être remplacé par du blé, moins problématique.
Sa dernière caractéristique, la seule qui explique qu’on le cultive, est que la culture irriguée du maïs est la plus subventionnée mis à part celle du riz. La culture du maïs non irriguée est d’ailleurs moins subventionnée que celle du maïs irrigué, ce qui est une abération écologique. En 2009, le cours du maïs était de 120€/t alors que le coût de production du maïs irrigué était de 147€/t dans le Tarn et Garonne qui a besoin d'une forte irrigation et de 109€/t dans l'Ain, département le plus rentable pour cette production. Ce rapport cours/coût montre qu'il n'y a aucun intérêt à produire du maïs dans le Tarn, et qu'il est même peu rentable dans l'Ain. Toutefois, la subvention pour le maïs irriguée était de 47€/t. Ainsi une tonne de maïs produite rapporte 167€/t (prix de vente +subvention) et coûte 147€/t, soit 20€/t au final pour le producteur (Données France Agrimer). Seule la subvention rend donc le maïs intéressant à produire.
Le maïs et la renoncule
Entre ces deux camps, quel arbitre? Le pouvoir politique avait un problème de positionnement dans cette affaire. Le conseil général était à l'initiative du projet et n'avait donc aucune légitimité arbitrale. Le gouvernement était gêné : tout d'abord il avait autorisé le barrage par l'intermédiaire du ministère de l'Environnement qui gère les cours d'eau alors que deux rapports montraient les problèmes environnementaux posés. Un autre problème explique la dureté de sa réaction contre les manifestants : remettre en cause un projet de développement voté (même dans des conditions peu transparentes) pour des raisons environnementales et suite à des manifestations, aurait été une jurisprudence qui risquerait de remettre en cause de nombreux projets en cours alors : Aéroport Notre-Dame des Landes et Ferme des Mille Vaches pour les plus connus.
Si Rémi Fraisse est mort à Sivens, c'est parce que deux civilisations s'y affrontent et que l'une, celle du productivisme, encore triomphante dans la réalite, mais finissante au niveau idéologique, risque d'y mourrir. Ne pas construire le barrage c'était créer un précédent qui remettrait en cause tous les autres projets de ce type en cours et empêcherait même les promoteurs de futurs projets de se lancer car ils craindront toujours que leur projet n'aboutisse pas.
Sivens était donc plus qu'un point chaud, un possible point de basculement entre deux mondes, entre deux rapports aux hommes et au vivant, entre le maïs et la renoncule à feuilles d'ophiglosse, fleur de la zone humide particulièrement chère à Rémi Fraisse.
Dix ans après : Sivens toujours et partout.
Dix ans après, si l'on retourne à Sivens, il n'y a pas de barrage, le projet a fini par être abandonné même si les étés secs ont renouvelé les pressions locales de la FDSEA et de la Coordination rurale.
Au niveau judiciaire, car un homme a été tué par une grenade de l'Etat, le gendarme a été acquitté 3 fois en première instance, en appel et en cassation mais l'Etat a été reconnu "'responsable sans faute" par le tribunal administratif. Préfecture, ministre de l'intérieur et premier ministre (Manuel Valls impliqué directement dans le dossier) n'ont jamais été mis en cause. Seul progrès : le type de grenade utilisé a été interdit mais d'autres sont toujours permises dans l'arsenal de maintien de l'ordre. Nul n'est donc coupable légalement de la mort d'un jeune homme venu défendre le vivant.
Quant à la lutte entre deux mondes, celle du maïs contre la renoncule, du productivisme agricole contre le vivant, elle est plus que jamais d'actualité. Elle se déroule autour de chaque projet de mégabassine. En effet les enjeux, les acteurs et les dangers sont les mêmes. Les projets de mégabassines ont les mêmes causes que Sivens: l'irrigation d'un maïs subventionné, enjeu financier et non alimentaire, soutenu par les pouvoirs publics et la FNSEA. Ainsi, dans le Puy de Dôme, les mégabassines projetées veulent pomper dans la nappe phréatique de l'Allier mettant en danger le fleuve et sont le fait d'une association de maïsiculteurs travaillant pour Limagrain. Ils ne produisent ni maïs alimentaire, ni maïs fourrager mais de la semence de maïs brevetée par Limagrain qui ne nourrira que les actionnaires de ce semencier.
A Sainte-Soline et dans la région, ce sont des dizaines de mégabassines qui privatisent l'eau, vident les zones humides du marais poitevin en aval au profit de grands céréaliers qui produisent du maïs fourrager pour l'exportation via le port céréalier de La Rochelle développé pour cela par l'Etat. L'Etat veille avec violence sur ces projets comme l'ont montré les 200 blessés (dont 40 grièvement) lors de la manifestation au départ pacifique du 25 mars 2023. L'Etat n'a visiblement rien retenu de Sivens défendant un intérêt privé, une bassine, au moyen de 3000 policiers et gendarmes chargeant sur des quads des citoyens et tirant, chiffre officiel, 4000 grenades asphyxiantes ou de désencerclement et des milliers de balles de LBD même en tir direct (interdit par la procédure).
La lutte entre deux mondes apparue à Sivens, c'est, ce jour-là à Sainte-Soline, transformé en une guerre contre des milliers de Rémi Fraisse venu défendre le vivant.
Suite et réactualisation octobre 2024