Champs de bataille 1 : Mourir à Sivens.

Retour à Sivens 10 ans après la mort de Rémi Fraisse avec l'article d'origine et un prolongement sur une lutte qui continue.


La mort de Rémi Fraisse le 25 octobre 2014 a révélé au grand public l'affrontement se déroulant dans le Tarn, près de Gaillac, au sujet d'un projet de barrage sur la rivière le Tescou. Ce projet datant d'une vingtaine d'années voulait créer un barrage et une immense retenue d'eau dans la vallée de Testet. Quels sont les véritables enjeux de ce barrage pour qu'il ait pu entraîner la mort d'un jeune homme?

Un Projet contesté

Depuis plusieurs mois, des opposants au barrage occupaient la forêt de Sivens pour empêcher son défrichement et le début de la construction du barrage. Rémi Fraisse, jeune botaniste de 21 ans, était venu participer à un rassemblement à l'initiative du Collectif pour la sauvegarde de la zone humide du Testet qui regroupe les opposants écologistes et pacifiques au projet. Des affrontements entre la gendarmerie et des casseurs ont éclaté qui ont causé la mort du jeune homme.

Les raisons des opposants au barrage étaient nombreuses. Au niveau environnemental, la forêt de Sivens est une ZNIEFF, zone naturelle d’intérêt écologique, faunistique et floristique. La zone humide du Testet abrite quant à elle 94 espèces protégées. Ces deux écosystèmes précieux devaient donc être détruits par le barrage et engloutis par la retenue. Au niveau éthique, ce projet posait aussi des problèmes : la CACG, Compagnie d'aménagement des coteaux de Gascogne, était à la fois l'entreprise qui avait fait le rapport montrant la nécessité de ce barrage, celle qui devait le construire et enfin celle qui devait gérer la ressource en eau du barrage par la suite. L'administrateur de la CACG était André Cabot qui était aussi membre du conseil général du Tarn et membre de l'Agence de l'Eau Adour-Garonne qui finançait ce barrage, c'est-à-dire à la fois décideur, constructeur, financier et bénéficiaire du projet.  
(Tous les arguments  des opposants au projet sur le site du Collectif en cliquant sur l'image.)

Un barrage contestable

Les soutiens du projet, c'est-à-dire le conseil général et la FNSEA, le syndicat des exploitants agricoles donnaient deux arguments pour celui-ci. Le barrage devait servir de soutien d'étiage, c'est-à-dire à maintenir assez d'eau dans la rivière en été pour assurer une bonne qualité de l'eau pour la biodiversité. Le barrage devait aussi, et surtout, stocker de l'eau pour permettre à une vingtaine d'exploitations en aval d’irriguer leurs terres. Ces deux arguments ne tiennent que par rapport au développement agricole prévu : celui d'un développement du maïs irrigué dans la vallée du Tescou. Le maïs a besoin d'une forte irrigation en été : le barrage devait donc remplir la rivière pour la vider dans les champs de maïs. Sans maïs irrigué en aval, pas besoin de réserve d'eau pour l'irrigation, ni besoin de soutenir l'étiage puisque l'eau ne sera plus pompée pour le maïs. Rappelons que les soutiens d'étiage naturels d'une rivière sont justement les zones humides et boisées. En effet, ces zones sont des espaces tampons c’est-à-dire qu’en période de fortes pluies, elles absorbent l’eau et la relâchent petit à petit en période sèche : elles ont donc pour effet de lisser le débit des rivières en évitant les crues rapides et les étiages insuffisants. Or le projet voulait les détruire pour les remplacer par un barrage surdimensionné et développer le maïs. Ce projet n’est donc valable que pour développer le maïs irrigué sans quoi les autres cultures locales : blé, colza, tournesol,… n’ont pas besoin d’une irrigation nécessitant un tel barrage. Il suffirait d’exploiter les retenues collinaires existantes dont certaines ne sont pas utilisées et de laisser bois et zone humide faire leur travail de soutien d’étiage.

La maïsiculture coeur du problème

Pourquoi faire alors un tel projet et développer la maïsiculture dans la vallée du Tescou comme cela a été fait dans la vallée du Tarn ? Le maïs a trois caractéristiques fondamentales en agriculture. C’est une plante très fragile, gourmande et qui consomme énormément d’eau : elle doit donc être traitée, fertilisée et irriguée et est donc une catastrophe écologique.
C’est une plante qui est peu utilisée pour l’alimentation humaine (seulement 10% de la production). 70% du maïs sert à l'alimentation animale et 20% pour des usages industriels comme l'amidon non alimentaire et l'éthanol. Son usage principal est l’engraissage des bêtes en élevage intensif, un modèle d’élevage lui aussi problématique et dans lequel on peut le remplacer par d’autres plantes. Sa seule utilisation légitime est l’élevage extensif des volailles où il peut facilement être remplacé par du blé, moins problématique.
Sa dernière caractéristique, la seule qui explique qu’on le cultive, est que la culture irriguée du maïs est la plus subventionnée mis à part celle du riz. La culture du maïs non irriguée est d’ailleurs moins subventionnée que celle du maïs irrigué, ce qui est une abération écologique. En 2009, le cours du maïs était de 120€/t alors que le coût de production du maïs irrigué était de 147€/t dans le Tarn et Garonne qui a besoin d'une forte irrigation et de 109€/t dans l'Ain, département le plus rentable pour cette production. Ce rapport cours/coût montre qu'il n'y a aucun intérêt à produire du maïs dans le Tarn, et qu'il est même peu rentable dans l'Ain. Toutefois, la subvention pour le maïs irriguée était de 47€/t. Ainsi une tonne de maïs produite rapporte 167€/t  (prix de vente +subvention) et coûte 147€/t, soit 20€/t au final pour le producteur (Données France Agrimer). Seule la subvention rend donc le maïs intéressant à produire.

Le maïs et la renoncule

Le barrage de Sivens était donc un des nœuds où  s’affrontent deux modèles de civilisations, ce qui explique la mobilisation des deux côtés. D’un côté, les partisans du modèle actuel, celui du productivisme. On construit un barrage trop grand pour développer la culture polluante et peu utile du maïs irrigué au bénéfice d’une poignée d’exploitants agricoles courreurs de subventions et de constructeurs de barrage baignant dans des conflits d’intérêts.
De l’autre côté, un autre modèle, celui d’une société écologisée comme l'appelle Edgar Morin dans un article inspiré et inspirant sur Sivens que je vous invite à lire. Pour celle-ci, le développement de Sivens doit être autre, conciliant nature, homme et production. Pas besoin de barrage, il suffit d'utiliser les retenues collinaires existantes, laisser bois et zone humide lisser le débit du cours d'eau, éviter en amont les pollutions pour ne pas mettre en péril la rivière en période d'étiage et développer des cultures ou des modes de cultures économisant l'eau en aval. Enfin cette société n'oublie pas les agriculteurs, au contraire, elle leur redonne leur vrai rôle : produire de la nourriture pour les hommes et non plus des céréales qui ne sont souvent que des aliments pour le bétail ou des supports spéculatifs.
Entre ces deux camps, quel arbitre? Le pouvoir politique avait un problème de positionnement dans cette affaire. Le conseil général était à l'initiative du projet et n'avait donc  aucune légitimité arbitrale. Le gouvernement était gêné : tout d'abord il avait autorisé le barrage par l'intermédiaire du ministère de l'Environnement qui gère les cours d'eau alors que deux rapports montraient les problèmes environnementaux posés. Un autre problème explique  la dureté de sa réaction contre les manifestants : remettre en cause un projet de développement voté (même dans des conditions peu transparentes) pour des raisons environnementales et suite à des manifestations, aurait été une jurisprudence qui risquerait de remettre en cause de nombreux projets en cours alors  : Aéroport Notre-Dame des Landes et Ferme des Mille Vaches pour les plus connus.

Si Rémi Fraisse est mort à Sivens, c'est parce que deux civilisations s'y affrontent et que l'une, celle du productivisme, encore triomphante dans la réalite, mais finissante au niveau idéologique, risque d'y mourrir. Ne pas construire le barrage c'était créer un précédent qui remettrait en cause tous les autres projets de ce type en cours et empêcherait même les promoteurs de futurs projets de se lancer car ils craindront toujours que leur projet n'aboutisse pas. 
Sivens était donc plus qu'un point chaud, un possible point de basculement entre deux mondes, entre deux rapports aux hommes et au vivant, entre le maïs et la renoncule à feuilles d'ophiglosse, fleur de la zone humide particulièrement chère à Rémi Fraisse.
Article originel : Novembre 2014

Dix ans après : Sivens toujours et partout.

Dix ans après, si l'on retourne à Sivens, il n'y a pas de barrage, le projet a fini par être abandonné même si les étés secs ont renouvelé les pressions locales de la FDSEA et de la Coordination rurale. 

Au niveau judiciaire, car un homme a été tué par une grenade de l'Etat, le gendarme a été acquitté 3 fois en première instance, en appel et en cassation mais l'Etat a été reconnu "'responsable sans faute" par le tribunal administratif. Préfecture, ministre de l'intérieur et premier ministre (Manuel Valls impliqué directement dans le dossier) n'ont jamais été mis en cause. Seul progrès : le type de grenade utilisé a été interdit mais d'autres sont toujours permises dans l'arsenal de maintien de l'ordre. Nul n'est donc coupable légalement de la mort d'un jeune homme venu défendre le vivant.

Quant à la lutte entre deux mondes, celle du maïs contre la renoncule, du productivisme agricole contre le vivant, elle est plus que jamais d'actualité. Elle se déroule autour de chaque projet de mégabassine. En effet les enjeux, les acteurs et les dangers sont les mêmes. Les projets de mégabassines ont les mêmes causes que Sivens: l'irrigation d'un  maïs subventionné, enjeu financier et non alimentaire, soutenu par les pouvoirs publics et la FNSEA. Ainsi, dans le Puy de Dôme, les mégabassines projetées veulent pomper dans la nappe phréatique de l'Allier mettant en danger le fleuve et sont le fait d'une association de maïsiculteurs travaillant pour Limagrain. Ils ne produisent ni maïs alimentaire, ni maïs fourrager mais de la semence de maïs brevetée par Limagrain qui ne nourrira que les actionnaires de ce semencier. 

A Sainte-Soline et dans la région, ce sont des dizaines de mégabassines qui privatisent l'eau, vident les zones humides du marais poitevin en aval au profit de grands céréaliers qui produisent du maïs fourrager pour l'exportation via le port céréalier de La Rochelle développé pour cela par l'Etat. L'Etat veille avec violence sur ces projets comme l'ont montré les 200 blessés (dont 40 grièvement) lors de la manifestation au départ pacifique du 25 mars 2023. L'Etat n'a visiblement rien retenu de Sivens défendant un intérêt privé, une bassine, au moyen de 3000 policiers et gendarmes chargeant sur des quads des citoyens et tirant, chiffre officiel, 4000 grenades asphyxiantes ou de désencerclement et des milliers de balles de LBD même en tir direct (interdit par la procédure). 

La lutte entre deux mondes apparue à Sivens, c'est, ce jour-là à Sainte-Soline, transformé en une guerre contre des milliers de Rémi Fraisse venu défendre le vivant.

Suite et réactualisation octobre 2024

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