Paysans et paysagistes

L’agriculture n’est souvent considérée qu’à travers sa fonction nourricière : produire des aliments pour les hommes dont elle est par fois détournée pour produire de l’alimentation animale voire même de l’énergie comme la ferme des 1000 vaches ou les agrocarburants. Il existe une autre fonction de l’agriculture, fondamentale et légitime, et pourtant totalement oubliée : produire du paysage. Qu’est ce que cela veut –dire ?

Il n’y a plus d'espaces naturels en France.

Les paysages si célébrés en France n’ont rien à voir avec la nature puisque tout d’abord il n’existe plus de paysage naturel, c’est-à-dire non transformé par l’homme en France, en dessous de 4000m d’altitude. Tous les paysages que nous voyons sont dus à l’homme ou à ses activités et en premier lieu l’agriculture. En effet un paysage naturel est l’image d’un milieu naturel c’est-à-dire pour faire simple d’un relief, d’un climat et d’un écosystème (l'ensemble des êtres vivants). En zone tempérée comme en France, le paysage naturel, ce sont les forêts, plus ou moins hautes, plus ou moins sèches. Dès qu’un paysage n’est pas de la forêt en France c’est qu’il a été humanisé à un moment. Les paysages cultivés, les champs sont visiblement dus à l’action de l’agriculture. Les forêts sont elles aussi gérées, entretenues, si ce n'est plantées comme la plus grande forêt française, les Landes, plantées au XIXe siècle pour assécher les marais. Cette action humaine est un peu moins évidente pour les prés qu’ils soient bocagers ou non : ce sont pourtant les animaux d’élevage qui font toutes les prairies en les tondant continuellement. Laisser un pré sans animaux plusieurs années et le paysage se referme : les broussailles, puis les arbustes, les arbres à croissance rapide puis ceux à croissance lente repoussent pour redonner une forêt. Ce retour à la nature d'un paysage agricole ne redonne pas toujours un paysage de forêt. Ainsi les zones que l'on croirait naturelles voire sauvages comme les landes, les garrigues (photo) et les maquis ne le sont pas et résultent d'une activité pastorale ancienne : la forêt a été détruite, la zone utilisée comme pâturage pour les troupeaux qui en broutant et en piétinant ont entraîné un appauvrissement et une érosion des sols sur lesquels ne poussent plus que des plantes de milieux pauvres, souvent basses. A l'inverse des zones d'anciennes cultures ont laissé des terres riches où se développent une végétation dense et luxuriante de friches et d'anciennes plantes cultivées dégénérées. C'est souvent le cas des pentes des vallées où l'agriculture s'accrochait sur des terrasses au XIX e s. et qui ont été abandonnées depuis. 
Cet aspect non naturel ne pose pas de problème en lui-même et n'est pas négatif mais montre qu'il peut être intéressant de revoir notre vision de la nature  comme vierge de l'homme. L'homme fait partie de la nature et c'est d'ailleurs le sens fondamental de l'écologie : considérer l'homme comme un élément de la nature, un acteur de l'écosystème. 

Quelle agriculture pour quels paysages?

Le paysage a donc été produit par les paysans français. Il en résulte une question évidente : quelle agriculture pour quels paysages ? En effet, l'agriculture d'aujourd’hui et ses évolutions conditionnent aussi les paysages de demain.
Aujourd'hui l'agriculture française peut se diviser en deux grands types. Les agricultures productivistes  sont vues comme les fers de lance de l'agriculture française et rassemblent les grandes monocultures céréalières, betteravières ou protéagineuses, l'élevage intensif et les agricultures spécialisées intensives : arboriculture, viticulture, horticulture et maraîchage.
L'autre type d'agriculture est le type décrié par la FNSEA comme étant une agriculture du passé : la polyculture et l'élevage extensif. En terme de conséquences paysagères, polyculture et élevage extensif, ne posent pas de problème. Ils ont fait le paysage de nombreuses régions françaises jusqu'à aujourd'hui : le bocage, le paysage méditerranéen et classiquement toutes les régions vallonées ou à relief. Ce sont des paysages variés et laissant de la place aux espaces intersticiels comme les haies, les bois, les mares car ces éléments sont intégrés dans les pratiques culturales et l'économie des exploitations. 

Ceci dit, quels sont les paysages que nous promettent les agricultures productivistes?
Les grandes monocultures présentent des paysages souvent très monotones et uniformes. Les champs sont immenses, d'un seul tenant sans haie, ni bois devenus génants pour les machines agricoles. L'utilisation intensive d'engrais à supprimer les rotations culturales qui faisaient encore se succéder des cultures différentes dans les champs voisins pour faire un gigantesque damier. Installées dans les plaines, ces monocultures ont transformé le paysage en une mer plate et infinie de blé en Beauce, de betteraves dans le nord, de colza ailleurs ou de maïs en Poitou ou en Aquitaine. Ce qui peut parfois sembler étonnant pour le touriste de passage est pour les populations qui y vivent d'une monotonie sans nom : qui aurait envie de se promener dans un endroit où le paysage ne change jamais? Enfin ce paysage morne traduit un écosystème mort.  Un champ de monoculture intensive est un des endroits à la plus faible biodiversité : une plante, quasiment pas d'animaux en raison des pesticides, de l'absence d'abris et de nourriture, même la micro-faune du sol est morte.
Les agricultures spécialisées ont aussi des conséquences paysagères. La viticulture intensive avec pesticides et sur toute une région présentent cette monotonie et les mêmes problèmes. L'arboriculture intensive rajoute aussi le problème d'une artificialisation du paysage avec d'immenses surfaces de voiles et de filets de protection qui recouvrent souvent les arbres.
Elévage intensif, maraîchage et horticulture productivistes transforment complètement le paysage en paysage artificiel voire industriel puisque ces agricultures sont hors-sol, sous hangar ou sous serre. Le paysage agricole n'est plus vert, plus végétal : il est métallique, plastique ou verrier, composé de bâtiments identiques reproduits à l'infini le long de nombreux axes de transport pour camions. Les deux dernières images montrent ce que donnent cette agriculture. L'élevage industriel conduit à une succession de hangars alignés le long de routes. Le maraîchage intensif sous serre a transformé le paysage dans lequel ont été tournés certains westerns de Sergio Leone en une gigantesque mer de plastique située près d'Alméria en Andalousie. C'est le "jardin" de l'Europe qui produit tous les légumes et fraises marqués Espagne.
Voila un petit panorama de ce que sont en train de devenir nos paysages avec l'évolution actuelle de notre agriculture. 

ça sert à quoi un joli paysage?

C'est une question qu'il faut se poser pour répondre aux partisans de la FNSEA et de l'agriculture productiviste. Pour eux, qui se présentent en gens raisonnables, l'économie de l'agriculture, sa productivité, sont d'une importance bien plus grande que de faire des jolis paysages. Le paysage c'est comme l'environnement "ça commence à bien faire" comme le disait N. Sarkozy, au Salon de l’Agriculture, le 6/03/2010 pour plaire à cette même FNSEA. 
Mais si le paysage est l'image d'un écosystème intégrant l'homme et son économie, un joli paysage c'est-à-dire varié et équilibré n'est-il pas le signe d'un territoire qui va bien?
Prenons un contre-exemple, celui de ces paysages bretons massacrés par l'agriculture la plus productiviste de France, voire une des plus productivistes au monde. Au centre Bretagne, le joli bocage a laissé place depuis les années 1970 à des serres et des bâtiments d'élevage. Cette agriculture hors-sol et industrielle répand lisiers, nitrates et produits phytosanitaires sur les sols et dans  les eaux. Ce paysage industriel en campagne traduit cette intensification à outrance qui fait que l'agriculture détruit le cadre de vie des populations  : ainsi l'eau du robinet est interdite à la consommation dans les écoles de Rennes depuis 1994. Cette pollution des eaux, des sols et du paysage, cette atteinte à la vie des populations n'entrent pas dans le bilan économique de ces exploitations agricoles sans quoi aucune ne serait rentable. Heureusement c'est la population locale et nationale qui paye le prix de cette agriculture à travers ses impôts : assainissement de l'eau, dépenses accrues d'épuration, eau en bouteille dans les cantines et même subvention à ces exploitations.

La photographie du milieu montre une rivière bretonne. La pollution n'est pas visible mais les herbes (et non des algues sur l'image) surabondantes le sont. Ces herbes n'ont rien de naturelles. Normalement une rivière bretonne c'est une eau assez claire qui court sur du granit, d'où une eau légèrement acide, ce qui donne un milieu pauvre en plantes et en en matières organiques, propice aux salmonidés. La rivière de l'image est eutrophisée : les nitrates venant de l'épandage des lisiers d'élevage ont modifié la rivière entrainant la prolifération des plantes (ici des renoncules aquatiques). Leur décomposition annuelle surcharge la rivière en matière organique, l'envase et ralentit progressivement son cours entrainant la disparition des salmonidés. Ce sont tous ces problèmes que dénoncent depuis longtemps une association comme Eaux et rivières de Bretagne dont vous pouvez consulter le site : http://www.eau-et-rivieres.asso.fr/. (Leurs "photos du mois" sont particulièrement édifiantes). L'exemple de ces rivières bretonnes montre que l'agriculture peut modifier ou détruire des paysages et des écosystèmes même à distance.
Enfin la dernière photographie montre les désormais célèbres marées vertes qui surviennent chaque année sur les côtes bretonnes. Bien que situé sur la mer, loin de l'agriculture, c'est encore un paysage dû à l'agriculture  intensive bretonne. Les nitrates venus des épandages agricoles suivent les rivières jusqu'aux côtes. Là ces engrais jouent leur rôle de fertilisant dans les grandes baies bretonnes et entraîne une surabondance d'ulves, une algue verte, que les marées déversent sur les plages pendant l'été. La putréfaction de ces algues entraîne des dégagements de gazs nocifs et pestilentiels ce qui impose de les évacuer. Cette évacuation des algues n'est qu'un des nombreux coûts engendrés par l'agriculture bretonne et que payent le littoral à sa place. Il y a bien sûr aussi l'impact paysager dans cette région bretonne dont le tourisme est la deuxième activité : les zones les plus touchées du littoral breton sont aujourd'hui désertées des touristes. Qui aurait en effet envie d'une longue promenade sur la plage de la dernière photo? Surtout dans les odeurs d'oeuf pourri caractéristique de l'hydrogène sulfuré que dégage la putréfaction des algues. Les baies sont aussi le lieu d'activités comme la pêche et l'aquaculture (huître, moules, poissons) qui sont touchées par ces  marées vertes : les parcs ostréicoles sont étouffés dans ces marées vertes et le travail de nettoyage des bancs d'huîtres ou des bouchots pour les moules est compliqué.
L'exemple breton montre comment une agriculture productiviste entraîne des catastrophes paysagères qui ne sont que la traduction visuelle de la destruction des écosystèmes. De plus cet exemple invite à réfléchir sur ce qu'est la productivité en agriculture. Les exploitations agricoles bretonnes ne sont rentables que parce que l'on ne leur fait pas payer les nuisances qu'elles engendrent : destruction des paysages, des sols, des rivières, du littoral, détérioration du mode de vie des populations, atteintes aux autres activités économiques (tourisme et aquaculture), surcoût à la communauté pour le traitement des eaux, l'évacuation et le traitement des algues, le soutien aux autres activités économiques impactées... Si l'on appliquait le principe Pollueur Payeur à l'agriculture bretonne, on verrait alors sa véritable rentabilité...

Un exemple d'économie du paysage : Vaches et sports d'hiver.

A l'opposé, une agriculture douce peut être une alliée du paysage et d'un paysage à haut rendement économique.
C'est le cas de l'élevage extensif avec estive en altitude. C'est l'organisation agricole traditionnelle des montagnes françaises. L'élevage laitier pour la fabrication de fromages a deux territoires différents. La vallée est occupée l'hiver par les bêtes et l'été par les prairies à foin pour produire la nourriture des bêtes à la mauvaise saison. L'été les bêtes et une partie des hommes montent en altitude dans les alpages pour profiter de l'herbe d'altitude. Le lait est alors transformé en fromages dans des habitations d'estives dont les noms changent avec les fromages et les vallées. Ce paysage en herbe que ce soit dans la vallée ou en altitude permet une agriculture efficace et une des premières agricultures commerciales. En effet, la production est bien valorisée puisque la qualité des herbages et les pratiques permettent d'obtenir des fromages de qualité souvent AOP. La ferme est autonome, produisant la nourriture des bêtes grâce à un double système de prairies soit pâturées, soit fauchées. L'alpage n'appartient pas à la ferme mais est un espace commun que l'on utilise en fonction de son nombre de bêtes. Celui-ci dépend de la quantité d'herbe et de foin dont dispose l'exploitation pour l'hiver en vallée. On a donc un système agricole efficace, rémunérateur et créant un paysage et un environnement de qualité.
Ce système agricole déjà productif à l'échelle de l'exploitation l'est encore plus si l'on change d'échelle pour celle du territoire et si l'on considère les paysages créés. En effet, le pâturage des bêtes en alpages a une conséquence paysagère fondamentale : il empêche que le paysage se referme et que l'on voit le retour de buissons, d'arbres dont surtout les résineux. Ce sont donc les bêtes qui en broutant maintiennent l'herbe. C'est ce rôle de création et d'entretien du paysage herbeux qui paradoxalement est le plus important économiquement pour le territoire. En effet, il permet l'activité économique principale  des montagnes françaises  : les sports d'hiver et surtout le ski alpin.
Or ce tourisme,de l'or blanc porte totalement son nom. La France a le premier domaine skiable au monde avec, en 2012, 55 millions de journées skieurs vendues pour 10 millions de touristes dont 2 millions d'étrangers. Les seules recettes des exploitants de remontées mécaniques s'élèvent à 1,2 milliard d'euros pour cette même année. Or on sait que pour 1€ dépensé dans le forfait, 6€ sont dépensés en station, ce qui porte la valeur créée dans les stations à plus de 7 milliards annuels. Enfin, au niveau de l'emploi, ce tourisme blanc génère 18000 emplois dans les entreprises de remontées mécaniques et 120 000 emplois induits dans les stations françaises (Source : Synthèse Domaines skiables.fr)
Qui permet cette réussite économique?  Les vaches et les moutons qui broutent et entretiennent les alpages pendant les 6 mois sans neige et évitent qu'ils ne se referment empêchant tout ski. Sans l'élevage extensif en alpage, il faudrait tondre la montagne pour que la forêt ne se réinstalle pas : on n'imagine pas le surcoût, mais y penser permettrait de réfléchir à rémunérer ce rôle de paysagiste des paysans et de leurs animaux.

Paysans et paysagistes

Photo : Jean Paul VILLEGAS  Site : www.jeanpaulvillegas.com

Photo : Jean Paul VILLEGAS
Site : www.jeanpaulvillegas.com

Ce petit tour d'horizon des paysages montrent le rôle fondamental qu'a l'agriculture : elle produit le paysage dans lequel nous vivons et dans lequel se développent nos activités. Choisir son agriculture, c'est aussi faire des choix économiques et environnementaux globaux. C'est aussi choisir son paysage et, à travers lui, l'écosystème dans lequel nous nous incluons. En effet, l'homme fait partie de l'écosystème :  c'est là la révolution fondamentale apportée par l'écologie, mais il a aussi la capacité de faire l'écosystème dans lequel il veut s'inscrire.
On voit qu'il existe actuellement deux voies agricoles et donc deux rapports de l'agriculture aux paysages. L'agriculture productiviste détruit les paysages et les écosystèmes liés ce qui nuit aux populations, à l'environnement, aux autres activités économiques comme le montre l'agriculture productiviste bretonne. A l'opposé, des agricultures plus douces, extensives ou variées comme la polyculture, donnent des paysages et des écosystèmes de qualité qui permettent la vie des populations et favorisent les autres activités économiques comme le montre l'élevage extensif de montagne avec estive qui rend possible une activité touristique forte et lucrative. Ces deux exemples opposés remettent en cause la notion même de productivité en agriculture. L'agriculture productiviste bretonne n'est absolument plus productive si on lui fait prendre en charge les nuisances qu'elle cause à la population et aux autres activités alors que l'élevage extensif si ringard pour la FNSEA devient très productif si l'on considère son travail d'entretien de la montagne et le fait qu'il rend possible le tourisme de sports d'hiver. Observer l'agriculture à l'échelle du territoire et non plus seulement de l'exploitation est une autre manière de parler de sa productivité : les paysans sont nos paysagistes alors que l'agriculture productiviste détruit nos paysages et nos écosystèmes.

Dans cette perspective, permaculture et agroécologie sont des pratiques très intéressantes puisque la production d'un paysage équilibré et varié se fait à l'échelle de l'exploitation même. Toutes deux reposent sur ce que l'on appelle un agro-sylvo-pastoralisme (culture-arbre-animaux, y compris non domestiques) pour recréer des écosystèmes voire des micro-écosystèmes équilibrés dans lesquels les éléments ont plusieurs fonctions et s'entraident. Bosquets, haies, forêts-jardins, mares, pré-vergers paturés, bandes ou buttes maraichères, bandes céréalières... composent ainsi le paysage de la ferme et s'intégrent grâce à leur variété et leur équilibre au paysage plus global du territoire en l'embellissant. Ainsi, permaculture et agroécologie ne sont pas que des voies vers une agriculture douce et nourricière mais aussi vers de beaux paysages et des écosystèmes équilibrés, remplissant ainsi parfaitement les deux fonctions de l'agriculture.

Choisir notre agriculture est donc aussi un moyen de choisir nos paysages et nos écosystèmes car un joli paysage, varié et équilibré est le signe d'un territoire et d'un écosystème qui vont bien.

Avril 2015


Article retravaillé pour l'ouvrage : Lauriane et Charles Durant, La Microferme agroécologique, éd. Terran, 2019.
https://www.terran.fr/microferme-agroecologique-durant-livre-editions-terran.html 

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