Braconnage et commerce illégal de la nature sauvage sont donc les facteurs déclenchants, la cause immédiate, de la crise que nous vivons aujourd'hui, mais ils n'en sont pas les causes profondes. En effet une crise répond à la logique de la "goutte d'eau qui fait déborder le vase" : il y a eu des milliers de gouttes d'eau qui ont rempli le vase (ce sont les causes profondes) et la dernière en trop, la cause immédiate, le fait déborder. Alors essayons de comprendre les causes profondes qui ont permis la crise actuelle, c'est-à-dire les causes des zoonoses, ces maladies qui passent de l'animal à l'homme.
Les zoonoses n'ont rien de nouveau. La plus connue, la peste noire de 1348 en était une : elle ravagea l'Asie, l'Afrique subsaharienne et l'Europe au point de tuer environ 25 millions d'européens en 5 ans soit plus de 30% de la population européenne. A sa source, le bacille Yersinia pestis qui infecte la puce du rat et est transmise par le rat noir. Pourquoi une telle pandémie à l'époque? Car le rat noir asiatique (devenu aujourd'hui notre rat) se diffuse à l'époque dans les cales des marchands de la première mondialisation en Méditerranée depuis le XIIIe s. Une belle zoonose donc, plus létale que jamais, qui s'appuie sur le développement des échanges et entraîne la plus grande mortalité jamais vue.
La nouveauté en terme de zoonoses n'est donc pas leur existence mais le fait qu'elles soient de plus en plus fréquentes. Dans les années 1970, une nouvelle maladie émergeait tous les 10 à 15 ans ; depuis les années 2000, c'est tous les 14 à 16 mois qu'une nouvelle maladie apparait. Sur ces nouvelles maladies, les 3/4 sont des zoonoses selon l'Organisation Mondiale de la Santé. Ces zoonoses ont dès le début des années 2000 engendré plusieurs épidémies : le SRAS en 2003 qui a touché 29 pays, le Nipah, la fièvre d'Ebola qui fait des épidémies récurrentes en Afrique, les grippes aviaires dont la grippe H5N1 en 2004/2005, la grippe H1N1 en 2009... Ces épidémies ont été pensées comme des alertes par les organismes internationaux de la santé (OMS), de l'environnement (OIE), de l'alimentation et de l'agriculture (FAO). Pourquoi ces organismes de différents secteurs ensemble? Pour avoir une approche globale de ces zoonoses autour du concept One Health pour lequel santé humaine, santé animale et santé environnementale vont de pair. Pour prévenir les zoonoses qui peuvent toucher les hommes, il faut aussi travailler sur la santé animale que ce soit les animaux d'élevage ou la faune sauvage pour laquelle cela ne peut se faire qu'en travaillant sur l'environnement. Santé humaine, santé animale et santé de l'environnement sont liées.
Les causes de la recrudescence des zoonoses sont bien résumées dans cette image issue du programme One Health: Commerce mal réglementé et illégal de la vie sauvage / Déforestation et autre changement d'affectation des terres / Agriculture intensive et élevage d'animaux / Changement climatique / Résistance aux agents antimicrobiens. Alors quels sont les liens entre ces 5 causes profondes et le système agroalimentaire?
Pour le commerce mal réglementé et illégal de la vie sauvage, nous avons déjà vu qu'il était la cause immédiate de la zoonose actuelle mettant en relation dans des conditions mauvaises des virus animaux avec l'homme. C'est le cas aussi de tous les autres facteurs : mettre en contact les hommes et des animaux porteurs de pathogènes, et cela se fait toujours dans un seul sens, l'entrée de l'homme dans des écosystèmes qu'il détruit ou déséquilibre.
La déforestation et autre changement d'affectation des terres est ainsi une cause essentielle de la recrudescence des zoonoses. En effet elle conduit toujours à détruire des écosystèmes naturels pour y installer de l'agriculture, plus souvent encore que de la ville. Si la plupart des zoonoses partent des pays du sud, c'est car c'est là qu'on déforeste le plus des écosystèmes forestiers jusque là préservés, c'est-à-dire équilibrés. L'agriculture qui s'installe sur ces terres défrichées est toujours une monoculture intensive d'exportation, une plantation : une seule culture exportée dans les pays du nord. Ces monocultures intensives installées sur des terres nouvelles sont fragiles car ce sont des monocultures et sont donc conduites avec beaucoup d'intrants chimiques, beaucoup de pesticides divers qui ont pour conséquence de dégrader ou de perturber les écosystèmes alentours. Or quand un écosystème est dégradé il se déséquilibre et des espèces porteuses de pathogènes ou des pathogènes eux-mêmes peuvent proliférer alors qu'ils étaient contenus dans l'écosystème équilibré. Par exemple, la déforestation pour implanter une plantation de type palmier à huile, café, hévéa, eucalyptus, c'est remplacer un écosystème forestier équilibré par une pseudoforêt, une monoculture d'arbres totalement déséquilibrée dans laquelle se côtoient quelques ouvriers agricoles et des animaux survivants qui essaient de se retrouver une place. Quel meilleur endroit pour une rencontre entre un pathogène d'origine animale et des hommes, souvent affaiblis par leurs conditions de travail et de vie?
Les élevages intensifs sont aussi un intermédiaire fréquent et fonctionnent comme un accélérateur. En effet, la concentration d'animaux d'une même espèce dans un même lieu est une aubaine pour un pathogène et principalement pour les virus. S'il y a contamination d'un animal d'élevage par un animal sauvage porteur extérieur, le virus passe alors d'animal en animal au sein de l'élevage, sans avoir à franchir de barrière interspécifique (qui sont problématiques pour les virus) et en mutant d'hôte en hôte entrainant une sélection de la mutation la plus aggressive. L'émergence du Nipah en 1998 en Malaisie vient d'élevages de porc installés à proximité de zones déforestées. La contamination de ces élevages par des déjections de chauve-souris a fait de ceux-ci le premier foyer de l'épidémie avec un virus aggressif et bien adapté au porc, si proche de l'homme (Télérama3668,p.31). L'apparition du H5N1 vient d'un élevage de poulets hongkongais en 1997. Le H1N1 trouve probablement son origine dans un élevage industriel porcin mexicain ou asiatique mais est tellement passé par des élevages que son génome montre qu'il vient se compose de gènes provenant de 4 virus différents : grippe porcine américaine et asiatique, grippe aviaire et grippe humaine.
Ces élevages intensifs fonctionnent donc comme des incubateurs de virus mais ils privent aussi la santé humaine d'armes contre ces maladies. Ils sont en effet une cause essentielle de la résistance aux agents antimicrobiens que ce soit les antibiotiques ou certains antiviraux comme le Tamiflu utilisé contre les H1N1 et H5N1 dont certaines souches sont devenues résistantes. Dans le cas des antibiotiques c'est encore plus flagrant come le montrait un précédent article. Les élevages intensifs en utilisent beaucoup souvent en préventif et non en curatif. Ainsi les pathogènes deviennent résistants par mutation naturelle puis sélection naturelle des souches résistantes au sein des élevages. Comme le secteur pharmaceutique a réorienté depuis 30 ans son travail de recherche sur les maladies chroniques (plus lucratives) délaissant antibiotique et vaccin (plus nécessaires), on risque de se retrouver sans arme : plus un nouvel antibiotique découvert depuis 30 ans. De même, les recherches commencées en 2003 sur un vaccin contre le Sras ont été arrêtées par les laboratoires alors qu'il aurait pu être une base pour un vaccin contre le Covid19 qui est de la même famille.
Reste une dernière cause de déstabilisation des écosystèmes qui poussent au contact hommes et animaux vecteurs de pathogènes : le changement climatique. Dans celui-ci, l'agriculture intensive et chimique et l'élevage intensif jouent un rôle central (Agriculture et changement climatique) mais comment agit-il sur les vecteurs de pathogènes? En tant que réchauffement global, il conduit tout d'abord à une remontée des espèces vers le nord (dans l'hémisphère nord et inversement au sud). Ainsi ces espèces trouvent de nouveaux écosystèmes où elles prolifèrent à l'écart des prédateurs qu'elles avaient dans leur écosystème d'origine. Ainsi les moustiques vecteurs du chikungunya commencent depuis 2010 à être présents dans certaines zones du sud de la France. Localement, le changement climatique peut aussi déteriorer ou transformer des écosystèmes conduisant à la sortie ou à la prolifération d'animaux vecteurs de pathogènes.
On voit donc que les 5 causes principales listées par le projet One Health sont liées à l'agriculture mais pas n'importe laquelle : les agricultures et élevages intensifs qui se répandent dans les pays du sud sur des terres défrichées, des forêts et des écosystèmes détruits. Toutefois dans notre monde globalisé, ils ne sont pas les seuls responsables de ces destructions et des zoonoses qui en découlent, car ils font tout cela pour nous, pour notre système productif mais surtout alimentaire. En effet toutes ces monocultures sont à destination des pays du nord que ce soit pour leur industrie comme l'hévéa pour le caoutchouc ou l'eucalyptus pour le papier, leur alimentation comme café, cacao, thé, oranges, canne à sucre ou les agrocarburants comme le palmier à huile (encore plus présent dans vos voitures que dans les pots de Nutella) ou le soja qui sert à nourrir nos voitures mais aussi nos élevages intensifs dans lesquels zoonoses et antibiorésistance se développent aussi. (Sur toutes ces productions et leur lien à la déforestation : Si on parlait vertement du Brésil). L'élevage intensif européen ou américain sont ainsi une des principales causes des monocultures d'exportation des pays du sud qui sont à l'origine des zoonoses.
Notre système agroalimentaire reposant sur les cultures de plantation, l'agriculture intensive et chimique, l'élevage intensif et sur des échanges incessants à travers le monde est donc responsable des zoonoses et de leur diffusion en pandémie. Pour lutter contre les zoonoses il faudrait donc revoir ce modèle agroalimentaire sous peine de voir les pandémies se multiplier. Malheureusement le danger sanitaire est souvent sous-estimé par rapport aux intérêts économiques. Ainsi tous les gouvernements connaissent les risques de pandémies et leur lien au système agroalimentaire depuis le programme One Health au début des années 2000. Pourtant tous continuent dans ce modèle sans le remettre en cause. On retrouve ainsi ce déni que l'on rencontre face à tous les enjeux écologiques, puisque c'en est un : les pandémies sont la face sensible de la destruction des écosystèmes causée par notre système agroalimentaire mondialisé. Ainsi la position française énoncée en 2011 par le ministère des affaires étrangères pour le programme One Health est parfaite, tout est compris, mais depuis, rien : tous les gouvernants successifs ont continué à défendre ce modèle agro-alimentaire responsable des pandémies.
Les zoonoses comme la pandémie de Covid ont donc pour origine notre modèle agro-alimentaire mondialisé qui repose sur une agriculture intensive de plantation dans les pays du sud : les forêts et autres écosystèmes sont remplacés par des monocultures d'exportation qui servent à nous nourrir, nous, nos animaux d'élevage ou nos voitures. Dans ces écosystèmes dégradés, virus, animaux réservoir et hommes sont en contact. D'habitude, les dégâts causés par ce système alimentaire restent au sud : déforestation, perte de biodiversité, population souffrant de la faim (qui trouve aussi là son origine), ..., mais cette fois les échanges dus à la mondialisation ont fait que le virus a touché les pays du nord. La pandémie n'est donc que le retour de bâton qui pour une fois lui fait éprouver les dégâts qu'il fait au sud.
Tant que ce modèle agro-alimentaire n'est pas changé, les zoonoses sont amenées à se multiplier et les pandémies aussi. Il y a toutefois un 2e problème apparu au cours de cette crise : ce modèle agro-alimentaire n'est pas à même de résister aux pandémies et aux mesures qu'elles imposent. En effet, toutes les mesures pour lutter contre la pandémie sont centrées sur la rupture des échanges pour éviter la contamination : confinement entre les territoires, confinement entre les individus...
A l'opposé, notre système agroalimentaire repose sur des transports de marchandises et sur des circuits longs d'échanges entre des producteurs hyper spécialisés sur des monoproductions et une grande distribution seule source d'approvisionnement. Chaque producteur fait sa production unique qui va ensuite passer par des intermédiaires nombreux pour finir dans un supermarché avec tous les autres produits où vont venir tous les consommateurs. Tous ces kilomètres de transport, toutes ces étapes de production et de distribution vont à l'encontre des mesures de confinement entre territoires et entre individus.
Donc en cas de pandémie, il y a deux solutions, toutes deux problématiques. Soit on laisse ce système fonctionner pour assurer l'approvisionnement mais on peut favoriser la contamination. C'est le choix qui a été fait cette fois mais qui pose un problème : offrir en victime tous les acteurs invisibles de cette économie : routier, livreur, magasinier, caissière... Tous ces acteurs sans lesquels notre système agroalimentaire ne fonctionne pas. L'autre solution est de confiner strictement mais cela veut dire plus d'approvisionnement car notre système de distribution en flux tendu ne laisse environ que trois jours de nourriture pour une ville. Autrement dit, si une ville ne reçoit aucune livraison, les habitants ne peuvent se nourrir que pendant 3 jours en consommant tout ce qu'elle contient. Ce système reposant sur les échanges incessants n'a donc aucune résilience en cas de pandémie : soit il fonctionne mais favorise la contamination, soit il est incapable d'assurer l'alimentation. La crise actuelle l'a d'ailleurs montré : les ruptures d'approvisionnement ont été nombreuses alors qu'il n'y a pas eu de confinement dans le système agroalimentaire et que les échanges ont continué. Il est donc nécessaire de repenser le système alimentaire pour qu'il soit capable de plus de résilience et de résister en cas de pandémie.
La crise montre donc qu'il faut changer de modèle agroalimentaire pour un système plus résilient et aux échanges réduits. D'ailleurs pendant le confinement nombreux ont été ceux qui se sont rués sur les producteurs locaux ressentis plus sûrs. Plus encore que le local, c'est le circuit-court qui rassure mais qui surtout assure contre la contamination : le produit n'a été touché qu'une fois par le producteur qui le donne au consommateur. Les échanges réduits du circuit-court local permettent donc d'éviter la contamination mais le fait de consommer localement permet de développer des producteurs locaux et donc de donner une résilience alimentaire au territoire en cas de confinement. Au cours de cette crise, l'adaptation des amaps a été simple et la plupart n'ont pas cessé de fonctionner : distribution en extérieur pour des distances de sécurité faciles à mettre en place et paniers préparés à l'avance par les producteurs suffisent à assurer des conditions sanitaires optimum, inenvisageables dans un autre système de distribution, comme vous pouvez le voir sur l'image. Le produit n'a été touché que par le producteur avant d'être dans le panier du consommateur et les producteurs non plus ne courrent pas de risque puisque le contact avec les consommateurs a été restreint et fait dans les règles sanitaires. Enfin, consommer bio et local évite aussi les mécanismes à l'origine des pandémies : on consomme local sans produits importés, les bêtes sont élevées sans les aliments venus des grands champs de soja qui ont remplacé les forêts du sud. On évite ainsi de favoriser ces déforestations ou ces dégradations d'écosystème qui sont à la base des zoonoses.
* : au moment où cet article a été écrit, on disait le covid. Peu après ces messieurs de l'académie française ont décidé que comme c'était une maladie (disease), on devait dire la covid, rejetant dans le féminin cette nouvelle pandémie comme à un moment les tempêtes n'avaient que des noms féminins. J'ai décidé de ne pas reprendre l'article au féminin et ait gardé le covid.