Eloge du lien... et de la liberté
Eh non, désolé, ce n'est pas un article sur le "bondage" ou le sado masochisme.
Simplement une réflexion sur le fait que faire partie d'une amap, c'est se lier à d'autres, producteurs et consommateurs. Cet engagement est souvent vu comme une contrainte mais c'est peut-être en fait une libération.
Liberté de choix et contrainte de temps
De nombreuses personnes hésitent à entrer dans une amap car elles pensent cela contraignant : elles doivent y aller toutes les semaines et ne choisissent pas les légumes du panier. Pour elles, il y a donc un problème de liberté et de choix. Mais lequel? Qu'est-ce que la liberté ou le choix dans le domaine de l'approvisionnement alimentaire? En effet, on peut acheter des légumes par une amap, au marché, en magasin bio ou primeur, ou en grande distribution. Alors quelles contraintes et quels choix présentent ces différents modes d'approvisionnement?
L'amap propose un panier de légumes très variés, bio et locaux que l'on doit chercher pendant le temps de la distribution mais que l'on récupère en quelques minutes.
Le marché peut aussi proposer des légumes biologiques et locaux mais c'est loin d'être la règle générale : souvent des revendeurs, bio ou non, rarement locaux. Quand on a des producteurs bio et locaux, ils suivent les saison ce qui posent les mêmes contraintes que le panier au niveau de la sélection de légumes. La variété des légumes est souvent moindre, plus centrée sur les best-sellers car il faut séduire le passant. Le marché entraîne plus de gaspillage que l'amap où tout légume arraché va au consommateur ce qui n'est pas le cas des invendus de marché. Enfin le marché prend du temps et est lui aussi à un moment fixe de la semaine.
En magasin bio ou primeur, l'accent est mis soit sur le bio, soit sur la diversité, et le plus souvent cela se fait par le transport soit pour aller chercher le bio, soit pour trouver la diversité même à contre-saison. Le critères de qualité, de saisonnalité et d'écologie ne sont donc plus présents. Enfin, le cumul des intermédiaires font de ces deux types de magasins les plus chers pour les légumes.
La grande distribution se présente, elle, comme le temple du choix et de la liberté : on y va quand on veut et on trouve tout ce qu'on veut au moindre prix. Est-ce vrai pour un panier de légumes? Sur l'ensemble des critères, c'est relativement faux : trouver du bio peut être possible mais il ne sera ni local, ni de saison, sera cher et la diversité sera moindre. Donc on ne trouve pas tout. Si l'on accepte des légumes non bio, la grande distribution est un peu moins chère, ce qui est normal pour une moindre qualité. De plus, il n'y a pas de produits locaux et la diversité des légumes est très faible. Enfin, en grande distribution, le gaspillage est énorme. Parlons temps : bien sûr, on y va quand on veut, c'est-à-dire quand on peut en fonction du reste de nos autres activités mais on y va pour longtemps. Le temps des courses n'a rien à voir avec celui de retrait du panier.
Cette comparaison s'appuie sur l'étude locale Le Panier du 7 mai 2014. Elle montre bien que les critères de liberté de choix et de contrainte de temps sont très relatifs et sont plutôt à l'avantage de l'amap. Les autres modes de distribution ne présentent pas le choix d'une diversité et d'une qualité (bio local, de saison) comparables. L'amap propose un rendez-vous hebdomadaire de 10 minutes au lieu de courses longues à un moment imposé par nos autres activités.
Le choix du lien et la liberté
Pour manger bio, local avec la moindre dépense d'argent et de temps, l'amap apparaît comme la meilleure solution, si ce n'est la seule. La réticence à l'engagement dans une amap vient donc d'un autre aspect : l'engagement lui-même, une valeur compliquée dans notre société.
Zapping ou liberté de choix.
En effet, la grande distribution, la publicité et la société de consommation se sont développées sur une certaine idée de la liberté de consommation. C'est le principe affiché du supermarché qui se présente comme un vaste linéaire où l'on pioche à l'envie au fur et à mesure de l'avancée du caddie, changeant de produit, de marque dans une sorte de zapping alimentaire centré sur l'envie instantannée. Nos mentalités ont été ainsi façonnées par ce zapping immédiat, ce butinage alimentaire qui a été présenté comme la liberté fondamentale de la société de consommation. Ce droit au zapping cache le fait qu'il n'y ait pas de réel droit au choix de son approvisionnement. Sur une ville on trouvera en fait quelques super ou hypermarchés vendant globalement les mêmes produits issus d'un même mode de production. La seule liberté de choix est quelle enseigne avec quel prix pour un même produit. La grande distribution propose donc un choix interne sous forme de zapping d'un produit à l'autre mais interdit tout vrai choix d'approvisionnement puisqu'elle se pose comme la seule source d'approvisionnement. En finale, l'illusion du choix dans le supermarché cache une dépendance aux supermarchés, aux modes de production et de distribution qui y sont liés.
Quel lien?
La question alimentaire est donc de toutes façons une question de lien. Je mange, je ne produis pas ma nourriture donc je suis lié à quelqu'un pour me nourrir. La question est : quel lien choisir à celui qui nous nourrit? Soit l'engagement dans une amap, un lien choisi ; soit la dépendance aux grandes enseignes présentes, c'est-à-dire un lien subi, tacite entre des membres inégaux, le consommateur et la grande enseigne. Bref l'engagement ou la dépendance.
La liberté du lien.
C'est là que la question de la liberté rejoint celle du lien. La liberté n'est pas l'indépendance absolue, l'absence totale de lien comme elle est souvent représentée par l'individualisme actuel. Nous vivons en société et donc le lien, les liens existent et sont une composante de la nature humaine. La liberté, c'est donc choisir les liens qui nous relient aux autres, c'est choisir de se lier et de se délier. Ainsi l'engagement dans une amap devient un moyen de retrouver sa liberté alimentaire puisque l'on choisit de se lier à des producteurs au lieu de subir la dépendance du modèle unique de la grande distribution. Le lien choisi devient alors une libération.
Vers Une Société Du Lien
Et si on partait de là, de ce lien choisi comme libération, pour faire une société du lien?
Le contrat, un engagement "gagnant-gagnant"-gagnant-gagnant...
Dans une amap ce lien choisi prend la forme du contrat. Un contrat est un lien particulier : c'est un lien choisi et réciproque entre deux égaux pour un temps donné. En ce sens, il permet la liberté et le lien : on est libre de se lier et de se délier du contrat mais pendant sa période on est lié volontairement, on est engagé. Cet engagement est tout simplement de prendre un contrat pour une période donnée.
Quel est l'intérêt de ce lien? Le consommateur est assuré de sa nourriture et surtout de la qualité de celle-ci, pas seulement par un label, mais par le producteur qu'il connaît et qu'il a choisi, à qui il fait confiance et à qui il est lié. Il n'y a pas de meilleur garantie que ce rapport humain. Le producteur, lui, a son revenu garanti et peut programmer sa production en fonction des contrats passés. Cela a des conséquences agricoles importantes au point de faire apparaître une autre sorte d'agriculture que l'on peut appeler agriculture amapienne. L'agriculture amapienne, issue du contrat, est biologique, locale, écologique, positive en terme de paysage, indépendante des marchés, sert à l'alimentation d'une population et assure les revenus du paysan (voir Pour une agriculture juste). Bref, elle permet de remédier à de nombreux problèmes alimentaires, agricoles et environnementaux. Le bénéfice général pour la société de cet engagement individuel est donc énorme.
Le produit alimentaire redevient produit agricole.
Par l'amap, d'autres liens se créent aussi. Il y a bien sûr un premier lien qui se renoue, celui de notre alimentation à l'agriculture. Le lien avec le producteur permet de reconnecter ce que je mange avec le travail qu'il fait. Quand on discute avec lui, quand on visite son exploitation, les produits alimentaires acquièrent une autre dimension, ils sont le résultat d'un travail, l'aboutissement de tout un développement, la conséquence de choix culturaux ou de pratiques d'élevage. On est loin du produit anonyme de supermarché qui semble apparu spontannément sous cellophane dans le linéaire et qui n'a pour vie que la durée de sa DLC.
Un temps retrouvé.
A travers ce lien à l'agriculture et à travers la composition évolutive du panier au fil des semaines, on retrouve aussi un lien aux saisons et plus généralement au temps naturel. Les conditions météorologiques sont présentes à travers l'apparition plus ou moins tardive des légumes, leur qualité, leur aspect, leur goût. Les saisons sont présentes et leur rythme s'égrenne au fil des légumes avec le plaisir de retrouver chaque saison avec ses légumes que l'on attendait depuis une année. Pour moi, le printemps s'annonce par le retour de l'aillette qui succède aux endives qui viennent fermer l'hiver et précède les radis roses, puis les petits pois, les premières fèves... Avec les radis reviendront les premiers fromages de chèvres, signe que les chèvres auront recommencé à faire du lait et que les chevreaux seront nés... Cette ronde des légumes et des saisons est un magnifique lien au temps, à un temps naturel qui ne file pas à l'identique comme celui de notre société de la vitesse, mais s'incarne successivement dans une succession de retrouvailles, d'émotions et de petits bonheurs.
Le retour de l'humain.
Enfin, l'amap permet aussi de transformer le lien alimentaire (je dois acheter de la nourriture) en un véritable lien humain. La distribution dans une amap n'a rien à voir avec l'errance solitaire derrière un caddie dans un supermarché ou le passage impersonnel à une caisse devant une caissière épuisée par ses conditions de travail ou devant une caisse automatique. Le supermarché est devenu au cours des 50 dernières années le lieu central de notre société sauf que c'est justement un lieu déshumanisé, sans aucun rapport humain, ni lien social. On pousse son caddie comme on conduit sa voiture, dans un même rapport à l'autre : il est soit inexistant et on l'ignore, soit un obstacle que l'on tente d'éviter. Peu de personnes discutent entre elles dans un supermarché. La distribution d'une amap au contraire permet un temps d'échange avec le producteur mais aussi avec les autres amapiens. Les visites d'exploitation ou les chantiers chez les producteurs sont autant d'occasions de faire de l'amap une nouvelle sociabilité, un groupe social de gens réunis par des idées ou des intérêts communs, bref une société choisie.
L'engagement dans une amap est donc un moyen de se libérer de la dépendance alimentaire vis-à-vis de la grande distribution et de l'agroindustrie au profit d'une alimentation issue d'une agriculture biologique, locale et juste. Il permet d'accéder à une forme de liberté plus riche que l'individualiste et illusoire indépendance : la liberté du lien c'est-à-dire choisir avec qui et pourquoi on se lie ou on se délie. Le contrat amapien participe de cette liberté et permet de refonder un nouveau lien à l'alimentation et une nouvelle agriculture très positive. Enfin il permet de retisser des liens dans notre société où l'individu est souvent seul, ou seul face à des entités qui le dépassent. Ces liens sont multiples : lien à l'agriculture, à la nature, au temps naturel et aux humains dans le face à face de l'échange et de la discussion, moments en voie de disparition dans notre société. Ainsi le lien choisi de l'engagement dans une amap est l'occasion de recréer un lien au monde, à la nature et aux autres.
Février 2015