Le légume et la cuisine française

Les légumes... oubliés de la cuisine française

Tout amapien débutant s'est rendu compte de ce problème devant un légume jamais vu ou un légume qu'il voulait préparer différemment. Chercher une recette de légume est compliqué: la plupart du temps on ne trouve pas dans les livres de cuisine classique. On jette ses derniers espoirs sur internet et soit on trouve un simple mode de cuisson, soit une recette de viande ou de poisson que l'on pourrait agrémenter de ce légume mais rarement le légume pour lui-même. Ces derniers temps, on commence à trouver quelques livres de cuisine consacrés aux légumes mais ce sont le plus souvent des monographies sur un légume star. Quant aux livres sur les légumes quotidiens ou rares ce sont le plus souvent des chapitres ou recettes repris d'un livre général. Bref l'édition française de livres de cuisine a oublié le légume.

Cet oubli s'explique par le fait que la cuisine française comporte peu de recettes de légumes. Ouvrez un livre de cuisine française : il n'y a que rarement de partie légumes. De plus, le légume n'est jamais le centre d'un plat, seulement dans quelques entrées ou accompagnements. Il est d'ailleurs rare que ces recettes d'accompagnement aient un nom précis à part les carotte Vichy, les artichauts barigoules, la purée Soubise ou les petits pois à la française. Une recette de légume dans la cuisine française c'est le plus souvent un adjectif correspondant au mode de cuisson : à l'eau appelé à l'anglaise, vapeur, sauté, râpé... 
Bref, dans la cuisine française le légume est traditionnellement un produit secondaire venant après la viande ou le poisson. Le seul légume que la cuisine française a considéré digne de nombreuses recettes est la pomme de terre : dauphine, frite, noisette, paillasse, darphin, pont-neuf, bonne femme, boulangère, en gratin dauphinois... Une place est aussi donnée aux champignons ramassés. Mais les autres légumes, ceux du potager et du panier sont négligés.
Le seul endroit où le légume réapparait, c'est dans une niche éditoriale et culinaire particulière, la diététique ou la cuisine minceur. Il pousse particulièrement bien dans les suppléments cuisine des magazines féminins (mais pas féministes) à partir d'avril comme principal "partenaire minceur" du marathon printanier du "plus que 3 mois pour être belle en maillot". Le légume n'est pas alors un aliment mais une sorte d'alicament qu'on vous prescrit : 5 fruits et légumes frais par jour. Pas moins : c'est mauvais pour la santé et on a presque l'impression que, plus, ça pourrait être dangereux. Là, le légume n'est pas un aliment source de plaisir gustatif ou objet de cuisine mais une concession faite pour sa santé que l'on va avaler pour rester en forme et pouvoir encore longtemps se faire plaisir en mangeant autre chose. On ne le cuisine pas, on le cuit vapeur et on l'avale comme un médicament.
Ouvrons par comparaison des livres de cuisine italienne ou espagnole : les recettes de légumes y sont légion, souvent supérieures en nombre aux recettes de viande et de poisson. Quittons la Méditerranée, le plat national allemand c'est la choucroute c'est-à-dire du chou et l'accompagnement est secondaire puisque quelque soit la viande ou le poisson c'est toujours le chou qui donne le nom.
Bref, dans les autres cuisines, le légume existe. En France, il n'est pas un objet de cuisine, pas une source de plaisir et reste un aliment secondaire ou un alicament.
Alors d'où vient cette particularité française d'avoir oublié le légume? 

Une histoire de France des légumes, histoire d'une disparition

Les légumes sont les oubliés de la cuisine française. La raison principale de cet oubli du légume vient de la même raison que celle qui a permis à la France d'avoir une gastronomie là où les autres pays ont une cuisine : la cuisine française a été codifiée au XIX e s. Avant, il y avait principalement deux cuisines en France.

La cuisine populaire de la nécessité consistait principalement à remplir une marmite pour remplir des ventres. Dans cette cuisine, celle du pot au feu, c'est-à-dire la marmite à soupe, le légume est central. Il passe du jardin à la marmite en une soupe plus ou moins épaisse et parfumée de temps en temps par un morceau de viande en fonction des opportunités. 
La cuisine de la noblesse était à l'opposé. La chasse, la pêche des étangs ou les impôts en bétail sont des droits  réservés aux nobles et rendent la viande et le poisson omniprésents à leurs tables. Ils sont d'ailleurs très souvent consommés rôtis avec une sauce, ce qui laisse peu de place pour le légume.
Il y avait donc deux cuisines qui s'opposaient jusqu'au XVIIIe s. : la cuisine populaire du légume et du bouilli et la cuisine noble de la viande et du rôti. 
La Révolution et surtout la nuit du 4 août 1789 abolissent les privilèges au rang desquels on trouve le droit de chasse, le droit de pêche des étangs et le droit de lever des impôts en nature, très souvent en viande. La viande est donc libérée : on peut l'acheter alors qu'avant elle était réservée par la naissance à la noblesse. La bourgeoisie va s'en saisir au XIXe s.
Au XIXe siècle, la bourgeoisie est la classe sociale montante qui s'enrichit, imite par son mode de vie l'ancienne noblesse et se démarque du peuple dont elle est issue. Elle choisit donc la cuisine noble centrée sur la viande et le rôti, symbole de luxe et rejette le légume et le bouilli, synonyme de pauvreté. Or c'est cette bourgeoisie qui codifie la cuisine française à travers des livres comme ceux de Brillat-Savarin, les premiers grands cuisiniers (Carême et plus tard Escoffier) et même une cuisine bourgeoise du plat de viande mijoté que l'on retrouve chez les auteurs du XIXe s. comme Balzac ou Dumas. Sur un menu de l'époque, le légume n'a pas de place ou alors il n'est qu'un entremet avant le déssert et après les 3 à 10 plats précédents faits de viande et de poisson. Seuls quelques légumes sont encore dans cette cuisine :  les asperges et les petits pois qui avaient acquis leurs lettres de noblesse à Versailles en tant qu'aliments préférés de Louis XIV. Tous les autres légumes disparaissent des livres et des tables de la bourgeoisie remplacés par les trois nouveautés alimentaires du siècle : pomme de terre, riz et la grande mode du macaroni.
Cette cuisine française est aussi une cuisine nationale qui s'est écrite à Paris en lien avec le développement des restaurants de la bourgeoisie. La cuisine des ces restaurants devant servir soit au luxe, soit à restaurer (d'où le restaurant) les forces, la viande est le centre du plat, accompagné d'un féculent nouveau pour l'époque. Le légume est oublié alors qu'il était plus présent dans les cuisines régionales.

Cette cuisine bourgeoise française centrée sur la viande et délaissant le légume continue à se développer au long du XXe siècle en gagnant les milieux populaires au fur et à mesure que le niveau de vie augmente et que la viande devient plus accessible, d'abord la viande mijotée moins chère, puis la viande rôtie. A la fin des Trente Glorieuses, même la langue en témoigne : on ne gagne plus plus sa croûte, mais on gagne son bifteck.
Ces deux siècles d'accession à la viande trouvent d'ailleurs leur apogée dans le règne du plat qui symbolise la cuisine française à partir des années 1960 : le steack frite. La viande la plus noble, grillée, avec des pommes de terre et le légume oublié en décoration dans le coin de l'assiette : une triste feuille de salade et sa rondelle rouge de tomate. Une décoration qui repart en cuisine et qui n'avait pas été faite pour être mangée, dépourvue de sauce ou d'assaisonnement.
L'oubli du légume dans la cuisine française vient donc de cette libération de la viande à la Révolution. La bourgeoisie, elle aussi libérée, s'en ait emparée pour imiter l'ancienne noblesse et se distinguer du peuple. Elle a proposé une cuisine rejetant le légume qui est devenue à son tour le modèle pour les milieux populaires du XXe s.  Le légume a été ainsi marginalisé au point de n'être plus qu'une simple décoration non consommable de l'emblématique steack frites que célébrait Roland Barthes comme symbole national.

Le retour du légume, ... bientôt dans vos assiettes.

Le sort du légume en était là entre décoration et hors-d'oeuvre avant que la gastronomie française qui l'avait écarté n'aille le rechercher par l'intermédiaire de quelques grands chefs.

La nouvelle cuisine née dans les années 1970 représentée par des chefs comme Bocuse, les frères Troisgros ou Michel Guérad recherchait une cuisine plus légère cuisant vite des produits frais pour rompre avec le mijoté et les fonds de sauce. Cette nouvelle cuisine a donc naturellement retrouvé le légume comme élément important du repas car apportant de la fraîcheur et de la légèreté en contrebalançant la protéine restée centrale dans cette cuisine. C'est par exemple le cas dans la recette emblématique des frères Troisgros : le saumon à l'oseille.  

La génération suivante de grands chefs comme Bras et Ducasse a commencé à penser des plats pour le légume et non plus pour la viande ou le poisson. Ce renouveau du légume s'est fait de deux manières visant à prouver que le légume était objet de cuisine et de plaisir : soit la déclinaison d'un légume, soit un feu d'artifice légumier. 
Alain Ducasse a mis le légume en avant dans de nombreux plats dans lequel la star est le légume accompagné d'une viande ou d'un poisson. Le plat va par exemple présenter un même légume sous plusieurs formes et plusieurs cuissons et s'accompagner d'une protéine cuite simplement. L'attention se porte donc sur le légume qui prend la première place du plat. Il est allé jusqu'à 5 ou 6 déclinaisons d'un artichaut dans un même plat. Plus modestement, vous trouverez dans les recettes du site une recette de fenouil en deux variantes qui s'inspire de ce qu'a inventé Ducasse. Avant on faisait un légume en une préparation ou plusieurs légumes. La nouveauté est la déclinaison d'un seul : cela montre que ce légume est objet de sensations multiples. De même, Alain Ducasse développe des cocottes de légumes individuelles qui changent avec les saisons et permettent de donner de l'importance au légume car sa saisonnalité fait sa rareté et le caractère éphémère de ses cocottes le souligne.
La recherche de fraîcheur et de nature qui anime Michel Bras l'a conduit à mettre le légume au centre à travers sa recette emblématique du Gargouillou de Jeunes légumes, un des premiers grands plats de légumes célèbres de la cuisine française. Ce plat, en photo ci-contre, ne présente que des légumes, juste parfumés par une odeur de jambon cru. Vous pouvez trouver la méthode, plus que la recette car il change selon les saisons en cliquant sur le nom de cette recette.
Ces chefs ont beaucoup fait pour le légume étant les premiers à faire des menus composés uniquement de légumes comme le montre celui du chef de Laguiole, dont les intitulés centrés sur un légume montre que celui-ci est devenu définitivement objet de cuisine et de plaisir.
Après cette étape, de nombreux chefs ont mis le légume au centre de leurs plats et plus généralement de leur cuisine. Un des plus célèbres de ces chefs "fanes" de légumes est Alain Passard, le chef de l'Arpège, dont la cuisine est toute entière consacrée aux légumes au point de les  produire dans ses potagers et de composer une carte qui n'a qu'un but : célébrer chacun des légumes. Excellent rôtisseur, il a même entrepris de repenser et d'épurer les gestes de la cuisine pour les adapter aux légumes alors qu'ils avaient été pensés pour la viande. De même la composition d'un plat part d'un ou deux légumes venus du potager du chef, choisis pour leur pleine maturité et qui s'accorderont puisque ils sont de la même saison. Le travail du cuisinier est alors d'intervenir le moins possible, pour les marier dans l'assiette. Le site de l'Arpège son restaurant présente sa carte mais aussi son potager, sa démarche. De même pour les amateurs, une excellente BD permet de découvrir ce chef qui fait revivre le légume : C. Blain, En cuisine avec Alain Passard, Gallimard, 2011.

Ces chefs ont transformé la place du légume dans la cuisine française après deux siècles au cours desquels les Français s'étaient jetés sur la viande qui leur avait manqué pendant des siècles. Après ces deux siècles d'accession à la viande, le légume tend à reprendre une vraie place dans notre cuisine et bientôt dans nos assiettes. Il est bien entendu bon pour la santé et l'environnement quand il est bio et local. Il est aussi en train de devenir bon tout court, condition pour qu'il soit largement consommé. En effet il devient objet de cuisine et de plaisir à travers ce nouveau répertoire de recettes que constituent actuellement ces chefs et auquel essaie modestement de contribuer ce site.

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Septembre 2014, revu 2020

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